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ECOMUNIDADES
Avant tout débat sur la décroissance :
les deux types de croissance économique
Jean Robert
Préambule
Dois-je me définir comme un francophone établi au Mexique ou comme un mexicain doué de certaines capacités d'expression en français ? Le fait est que le 25 mai dernier, j'ai été invité, par mon ami Miguel Valencia, à une conférence préparatoire à un débat sur la décroissance. Lieu : l'université de la ville de Puebla.
L'essentiel de ma réflexion, à Puebla le 25 mai, portait sur une crainte au sujet du mouvement de la Décroissance que mon ami veut acclimater au Mexique. En effet, de nombreux signes indiquent qu'une certaine décroissance, sauvage, non voulue, catastrophique est à l'horizon de l'économie. Il semble inéluctable qu'il y ait, sous peu, une demande d'idéologie de la décroissance. J'espère que le mouvement de la Décroissance, dont je ne suis pas membre, mais éventuellement compagnon de route, ne jouera pas le rôle de pourvoyeur d'idéologie.
Je dus ajouter une note critique à cet espoir. À la question "pourquoi l'économie doit-elle décroître?", les organisateurs répondirent grosso modo « parce que la croissance économique détruit la nature ». Et d'invoquer - à juste titre - les travaux du Club de Rome et de Nicholas Georgescu-Roegen, qui démontraient, il y a quarante ans, qu'à partir d'un certain seuil déjà dépassé à cette époque, toute croissance de l'économie contribue à la destruction de la nature. Appelons exogène ce genre de justification de la Décroissance. Ma question aux organisateurs était: n'existe-t-il pas des raisons endogènes à l'économie d'exiger la diminution de son empire sur la société? Autrement dit, indépendamment des évidents dommages à la nature, ne vivrions-nous pas mieux avec moins d'économie? Encore dans les langes, le mouvement mexicain de la Décroissance n'en a pas encore abordé les raisons endogènes. Ma recommandation fut de les aborder sans tarder.
Comment pourrait se manifester une « idéologisation » de la Décroissance ? Il me semble que la réponse passe par une innovation sociologique à la théorie économique : la théorie des conventions de coordination. Au-delà de tous les mythes sur l'origine de la valeur, et indépendamment des croyances personnelles de tout un chacun, la valeur attribuée à l'argent – une relation plus qu'une chose et sans valeur intrinsèque – est ce qui permet à tous les acteurs économiques, sans aucune nécessité de concertation, de comprendre ce que font les autres et de coordonner leurs propres actes aux leurs : ils veulent gagner de l'argent. Deux bons analystes des conventions de coordination sont André Orléan, qui essaye d'imaginer l'origine du fait monétaire dans la nécessité de points fixes, pris pour des faits objectifs alors qu'ils naissent de relations[] et Jean-Pierre Dupuy, pour qui la monnaie et la plupart des « faits » économiques peuvent être décrits comme des phénomènes d'extériorisation dont le plus ancien exemple connu est le sacrifice humain qui, au prix d'une violence toujours injustifiable – la victime est innocente - transforme la guerre de tous contre tous en une guerre de tous contre un[]. Pour Dupuy, l'économie est fondamentalement un processus sacrificiel gelé.
Tout cela est fort intéressant, mais ce que ne disent jamais les auteurs de la théorie et qu'abordent trop timidement ses commentateurs, c'est que les conventions de coordination formalisables ne sont nécessaires que dans des sociétés composées d'étrangers ou, pire, dans lesquelles les voisins sont transformés en étrangers les uns aux autres par la prédominance de ces mêmes conventions. Dans les autres sociétés connues, les voisins se parlent et se concertent et il existe ce qu'Hannah Arendt qualifiait d'espaces d'apparence (lire « espaces de manifestation du politiquement possible »). Les conventions de coordination se substituent à ces espaces et les rendent inutiles. Idéologiser la Décroissance serait en faire une convention de coordination qui serait progressivement acceptée sous la menace d'une catastrophe. Il s'agirait d'une décroissance purement quantitative, économétrique, alors qu'une décroissance profonde serait une libération de la pression exercée sur nos existences par des « lois économiques » que l'on peut concevoir comme des conventions de coordination.
Je conclus mon court exposé par une dernière recommandation :
Actuellement, le mouvement français de la Décroissance semble être à la recherche des ses propres « précurseurs », suggérant par là que c'est l'idée de décroissance, et non celle de croissance, qui constitue une nouveauté radicale. J'espère du mouvement mexicain qu'il aura le courage de voir son antienne « dans le miroir du passé », comme le disait Ivan Illich.
La plupart des lecteurs de cet article connaissent les antécédents immédiats du mouvement de la Décroissance : le mouvement Anti-utilitariste en Sciences Sociales (MAUSS), l'objection de croissance, l'après-développement, la critique aux grandes infrastructures de transport (que j'ai menée au Mexique avec Miguel Valencia) jusqu'aux casseurs de Pub. Selon moi, le mouvement de la Décroissance ne doit pas devenir l'«attracteur » ou le point de confluence de tous ces mouvements divers. Je l'envisage plutôt comme une coalition de mouvements critiques. En ce qui me concerne, je suis un objecteur aux excès des transports, dans la mouvance des objecteurs de croissance. En tant que tel, je suis disposé à entrer en coalition avec la Décroissance, mais pas à l'endosser comme une étiquette.
Silvia Perez Vitoria, qui a lu le rapport de mes réflexions de Puebla avec l'œil critique d'une éditrice, m'offre de les reprendre et de les compléter pour le Bulletin de la Ligne d'Horizon, ce que je fais non sans enthousiasme. Que le lecteur voie cet essai comme un exercice de re-diversification de tendances, de motifs et de mouvements qui n'ont aucune raison de fusionner, .mais toutes les raisons d'entrer en coalition.
Agnosticisme économique
Avant tout, il faut que j'exprime mon scepticisme absolu envers ce qu'on appelle la « croissance économique », l'annonce répétée depuis plus de trente ans d'une proche reprise, les politiques de développement et de hauts salaires promises par les candidats de tous bords aux élections de tous niveaux.
Il y a trente ans, Jacques Ellul pouvait déjà écrire :
Nous y sommes donc. Cette année 1983, la France va connaître la croissance zéro, et vraisemblablement 1984 en restera là. Ceci signifie que d'une part l'économie dans son ensemble ne va pas comporter un enrichissement global de la nation (ni PNB ni PIB), que les dépenses de la nation devraient être stabilisées et par conséquent les possibilités financières des ménages le seraient aussi. À moins que l'on ne décide de maintenir une augmentation des dépenses globales (investissements, importations, charges sociales), ce qui voudrait dire une diminution des ressources des ménages, puisqu'il faudrait favoriser la croissance industrielle malgré tout. Et ceci en vue de favoriser une « relance » économique, c'est-à-dire reprendre le chemin de la « croissance ». Il ne faut se faire aucune illusion, si on adopte cette orientation, cela signifiera pour des années un appauvrissement individuel.
Ellul, « l'homme qui avait presque tout prévu », selon l'expression de Jean-Luc Porquet, prévoyait l'essoufflement de la machine économique et la fin d'un rêve. Depuis 1983, on assiste effectivement à une fin « en dents de scie » du rêve économique fondé en croissance continue, le rêve des « Trente Glorieuses ».
La dissonance cognitive entre le rêve et la réalité
Les économistes, politiciens et propagandistes se font forts
de maintenir la façade d'un ordre qui a été vidé de son contenu. Dans la nouvelle réalité qui commença de se faire jour il y a plus d'un quart de siècle, ont pris fin les trois décennies durant lesquelles il fut possible de croire que tout ira mieux demain qu'aujourd'hui, que riches et pauvres vivront mieux l'an prochain, que, comme « nous » sommes allés sur la lune, « nous » aborderons bientôt dans le pays de Cocagne où il y aura assez de tout pour satisfaire les besoins de tous. « Tous », mais pas tous en même temps ! Comme la lune, certains y arriveront avant! La croissance était l'utopie qui permettait de faire croire que tous finiront par y arriver. Exclue de la réalité, elle survit dans les discours politiques.
Certes, il y a belle lurette que les discours électoraux n'expriment plus les convictions intimes de ceux qui les prononcent, mais ce qu'ils croient que les électeurs veulent entendre. En forçant un peu la note, on peut y voir un vestige de la croyance en la volonté générale, si l'on entend par là, plutôt que ce que tout citoyen devrait vouloir pour le bien de tous, une spéculation d'en haut sur ce que peuvent bien vouloir ceux d'en bas et une sélection, dans ce spectre de volonté générale, de ce qui est bon pour « moi ». Ce qui passe le filtre auquel est soumis « ce que veut le peuple » dans l'optique d'en haut - « gagner plus », par exemple – est ce à quoi est réduite la «volonté générale ». Toutes choses égales par ailleurs, croient savoir les futurs élus, les électeurs préfèrent gagner plus que gagner moins et – à salaire égal - travailler un peu moins qu'un peu plus. « Toutes choses égales par ailleurs » signifie « en excluant du débat l'essentiel »: le choix électoral ne comporte jamais d'option politique sur les heures de travail, les horaires, la distance à parcourir pour se rendre, en métro ou autrement, du dodo au boulot et retour, ni de réflexion sur la finalité du travail dans une société ou de plus en plus de travailleurs se voient signifier qu'ils sont en trop. Dans le choix entre Hollande et Sarkozy, par exemple, l'option portait surtout sur des mots, des slogans, des affiliations. Le cœur dur des options était hors débat : afin que rien ne change par ailleurs, l'opinion générale n'eut à se prononcer ni sur la finalité du travail, ni sur sa répartition inégale, ni surtout sur son changement de nature au cours des derniers trente ans.
La façade vide de l'édifice politique
Or ce qui a changé, c'est le contexte d'où le travail tirait son sens. La façade dont les propagandistes s'efforcent d'empêcher l'écroulement, c'est un certain consensus sur la « nécessité » des grandes œuvres d'infrastructure, une certaine bonne conscience des encore-travailleurs dans un monde où le travail a révélé être une cause majeure de pollution, c'est la légitimité de plus en plus questionnable des grands investissements créateurs d'emplois et, depuis quelques années, le « pétrole bon marché » dans une société où, en définitive, des kilomètres parcourus entre dodo et boulot aux fibres synthétiques en passant par les bits des ordinateurs, « tout est pétrole ». D'où l'aporie suivante : la pensée économique dominante n'a pas de concepts pour appréhender une société sans croissance alors que le bon sens se refuse à envisager que tout puisse continuer comme avant, lisez : que l'économie puisse continuer de croître.
L'économie n'est pas un organisme:
à proprement parler, elle ne peut pas croître ni décroître
La croissance est une métaphore toxique quand elle est appliquée à l'économie. Son domaine d'origine est la culture paysanne : un chou ou un arbre croît jusqu'à ce qu'il ait atteint la taille correspondant à sa nature, puis on le mange ou il commence de dépérir et meurt. Rien de vivant –ni même rien de matériel - ne peut croître indéfiniment. Seul ce qui n'a ni chair ni racines ni ancrage dans la glèbe peut prétendre le faire. Ou ce qui ne mène qu'une existence abstraite, mathématique, comme les fractals de Mandelbrot, ou la science économique.
Au cours de l'histoire, l'économie a été fréquemment expliquée par une métaphore organiciste: la maisonnée – inhérente à l'origine du mot: oikonomía signifie quelque chose comme la bonne règle dans l'administration d'une maison -, la famille agrandie éventuellement jusqu'à la taille d'une nation - la Hausväterökonomie ou économie des pères de familles des historiens allemands. Mais l'économie moderne a dépassé l'échelle de tout organisme possible, même métaphorique. Comme le reconnaissent explicitement ou implicitement tous les économistes, elle n'est plus, en dernière instance, que le domaine d'application de la loi de rareté. Les mots « rare » et « économique » sont en fait devenus pratiquement synonymes. Il en résulte qu'une croissance de l'économie n'est pas ou plus l'augmentation d'un monceau de biens ou d'un gâteau, mais une expansion du domaine soumis à la « loi de rareté », dont aucun économiste ne niera qu'il s'agit de l'axiome fondamental de l'économie moderne. En résumé : la croissance de l'économie est l'expansion de la rareté, une rareté qui, comme l'a magistralement démontré Paul Dumouchel, n'a rien à voir avec les quantités réelles de biens disponibles. La rareté est essentiellement une relation que le même Dumouchel et son co-auteur Jean-Pierre Dupuy qualifient de mimétique. La croissance économique est ainsi, avant toute narration sur des gâteaux et des monceaux de biens, l'expansion d'un certain type de mimétisme. Il y a plus de cinquante ans, ce mimétisme, imposé hors de son terrain d'origine par un mélange de séduction et de coercition, reçut le nom de Développement. Le Développement tire les pauvres des pays du Sud de la pauvreté pour les jeter dans la misère, ont prétendu dernièrement deux pamphlétaires virulents.
La tache aveugle de la vision économique
L'incapacité de penser la société moderne sans croissance continue de la sphère économique, c'est-à-dire du domaine soumis à la loi de rareté, est plus fondamentale que celle de la concevoir simplement sans tas croissant de biens économiques, vision qui me semble être, est en gros, celle du mouvement de la Décroissance. Il s'agit de l'incapacité de concevoir l'économie en dehors du postulat de la rareté, autrement dit en dehors d'une certaine relation mimétique. La folie qui s'est emparée de l'économie financière montre bien que l'expansion de la relation économique – appelons-la le nexus économique – ne correspond pas nécessairement à une supposée augmentation du gâteau économique. Dire ceci est mettre le doigt sur un danger : celui que la décroissance finisse par devenir le mot de passe d'économistes et de politiciens qui voudront réduire les quantités réelles de biens disponibles tout en promouvant l'expansion du nexus économique, c'est-à-dire la croissance de la sphère de la rareté : une croissance de la sphère économique accompagnée d'une décroissance économétrique.
Concevoir l'économie en dehors de la rareté serait la concevoir ainsi que le faisait Aristote, comme l'ensemble des activités productives de la maisonnée, activités non soumises à la « loi » de rareté. Aujourd'hui, les anthropologues appellent subsistance le domaine des activités productives non soumises à la « loi » de rareté. L'expansion du nexus économique est donc une expansion du domaine de la rareté au détriment de la subsistance. C'est un épisode de ce qu'Ivan Illich qualifiait de « guerre impitoyable menée par l'État et le Marché » contre la subsistance des gens communs.
L'incapacité de penser la société moderne sans croissance du nexus économique est liée sans doute à une certaine incapacité de la penser sans l'État et sans un Marché unifié qui instituent la rareté en faisant la guerre à la subsistance. Cette incapacité est liée à ce que Pierre Clastres appelait la définition négative des sociétés sans États en sans marché unifié.
« La société contre l'État »
Il y a dix mille ans, toutes les sociétés étaient des sociétés sans État et sans marché unifié. Il y a deux siècles, la plupart des sociétés étaient encore des sociétés sans croissance notable de l'économie. Selon la vision moderne, une société sans croissance ne peut être qu' « une société déterminée négativement ». De là l'illusion que, dans les registres de l'histoire, la décroissance serait l'innovation. Non, dans les registres de la longue durée, l'innovation historique est évidemment la croissance. C'est elle qui introduisit la coupure épistémique radicale qui conduisit les modernes à ne plus pouvoir déterminer les sociétés antérieures que « négativement, sous les espèces du manque » et à réduire la relation fondamentale des sociétés contemporaines à un rapport quantitatif, décrétant que la rareté, c'est le manque.
Une incapacité parallèle est celle de concevoir l'économie paysanne en dehors des catégories de l'économie moderne. C'est pour en avoir tenté l'élucidation qu'en 1937, Alexandre Tchayanov fut exécuté par les sbires d'un capitalisme d'État abusivement appelé socialiste.
La crise économique aux yeux d'un piéton de l'économie
En grec, le mot krisis signifie décision, bifurcation, option. La crise économique qui s'est installée à demeure n'est pas une crise au sens étymologique parce qu'elle ne comporte pas d'option. C'est une crises sans krisis. C'est, selon Jean-Pierre Dupuy, un sacrifice sans résolution possible. C'est une destruction progressive de la nature et des patrimoines à laquelle tous finiront par perdre. Dans ses phases les plus dramatiques, elle n'est comparable ni à un tremblement de terre ni à un tsunami, même si les plus fameux mathématiciens financiers ne se font pas faute de la qualifier à l'occasion de tsunami financier. Le « front de bataille financier » sur lequel peu gagnent et beaucoup perdent est-il alors une guerre, comme le suggère le mot « front » ?
Dans la perspective des piétons de l'économie, la crise nous « tombe dessus » - nous est tombée, nous tombera à nouveau dessus – depuis le haut. Guerre des classes alors ? Oui et non. Oui en ce qu'elle bénéficie, sans doute provisoirement, à une infime minorité. Non en ce qu'elle opposerait deux camps et deux imaginaires distincts : si l'économie est le nouvel imaginaire dominant, le camp des perdants en est contaminé. Pour emprunter une métaphore à ce débat sur les transports que Miguel Valencia et moi avons tenté d'ouvrir au Mexique, le trafic urbain pourrait être décrit comme une guerre menée par les automobilistes contre les piétons, n'était que bien des piétons n'attendent que de pouvoir se transformer en automobilistes.
« Le songe de la raison engendre des monstres »
Ni catastrophe naturelle, ni véritable guerre, la crise larvée dans laquelle s'est enlisée l'économie se situe sur ce qu'Ivan Illich appelait un troisième front dont l'origine n'est ni la nature ni la violence ouverte des autres mais l'imagination collective. Quand l'imaginaire populaire se laisse contaminer par un simulacre de volonté générale manipulé par les économistes et les politiciens, tout se passe comme lorsque les piétons font des rêves motorisés : s'installe alors une fausse paix sociale sans concertation, annonciatrice de catastrophes car l'échappatoire de la croissance est en fait une fuite en avant. C'est déjà ce troisième front, ni accident naturel ni guerre à proprement parler, qu'évoquait Goya lorsqu'il écrivit, sous l'une des gravures de la série de Los Caprichos : « Le rêve de la raison engendre des monstres ».
Depuis toujours l'homme est cause de la plupart des souffrances. Les annales de cette persécution de l'homme par l'homme ont été tenues et transmises. L'histoire n'est qu'une longue chronique de l'esclavage et de l'exploitation, léguée à la postérité par les chants épiques des vainqueurs et par les élégies des victimes. Au cœur du récit, on trouve toujours la guerre et son cortège d'atrocités : le pillage, la famine et la peste. Naguère encore, c'était aux luttes opposant les nations ou les classes qu'étaient imputables ces maux infligés à l'homme par l'homme. Aujourd'hui, et les statistiques en témoignent, les conséquences des entreprises « pacifiques » sont aussi destructrices, dans les domaines physique, social et psychologique, que les guerres.
Aujourd'hui, il faut distinguer les dévastations provoquées par les effets d'«entreprises pacifiques » des dommages causés par la violence de la nature ou par la guerre, l'esclavage, le pillage ou l'avarice de gens qui peuvent être voisins.
Mais alors même qu'il lui faut se garder sur deux fronts, contre la nature et contre son voisin, il existe un troisième front d'où sa propre humanité le menace. L'homme doit survivre à son rêve malsain, celui auquel, dans toutes les cultures antérieures à la nôtre, les mythes ont donné forme et limites. L'homme n'a pu se réaliser que dans une société dont les mythes bornaient les cauchemars. Le mythe a toujours eu la fonction de rassurer l'homme sur ce troisième front, pourvu qu'il ne franchisse pas les limites sacrées. Le péril de succomber à ce vertige n'existait que pour le petit nombre de ceux qui tentaient de duper les dieux. Le commun des mortels mourait d'une infirmité ou de violence. Seul celui qui transgressait la condition humaine devenait la proie de Némésis pour avoir porté ombrage aux dieux.
Le mythe maintenait la proportionnalité entre l'individu et sa communauté et entre celle-ci et la nature. Le désastre provoqué par les émules de Prométhée, qui voulait égaler les dieux, est aujourd'hui le monstre engendré par un rêve de la raison : mirage de pouvoir et de savoir sans limites, richesse désincrustée de tout contrôle social, songe d'ubiquité manifeste dans l'illusion de pouvoir arranger les choses à l'autre bout du monde. Les mythes contenaient dans les deux sens du terme les folies de l'imaginaire : ils narraient l'histoire de héros et de fous qui jouaient à être des dieux, et, en même temps, empêchaient que leur exemple ne corrompe l'ensemble de la société. En contenant la disproportion, les mythes lui assignaient ainsi un lieu extérieur à la société où étaient mises en scène ses conséquences catastrophiques.
Or voici longtemps déjà que le mythe ne tient plus en échec l'hybris, le manque d'humilité, l'orgueil hautain, l'insolence, l'envie humaine des dieux. Dans le mythe, Némésis, la vengeance des dieux contre qui les enviait, punit Prométhée, qui par ruse s'était introduit chez eux pour leur voler le feu. Les hommes soumettront désormais leurs actes aux jugements de l'éthique. Dans ses débuts aristotéliciens, l'économie fut éthique, soumise aux règles de la satiété et des justes proportions. Incontrôlable par le mythe depuis l'époque classique, elle fut explicitement soumise à la règle de satiété, à la juste proportion, à la moralité. Pour qui veut comprendre comment l'économie moderne s'est émancipée de la moralité et est devenue le rêve de la raison, l'auteur à suivre est Louis Dumont.
À vrai dire, parler d'une émancipation est ici trop simple : c'est tout à la fois excessif et insuffisant, car dans ce cas la relation est plus subtile. Il y a bien émancipation par rapport au cours général et commun de la moralité, mais elle s'accompagne de la notion que l'action économique est par elle-même orientée au bien, qu'elle a un caractère moral qui lui est spécial ; c'est en vertu de ce caractère spécial qu'il lui est permis d'échapper à la forme générale du jugement moral.
Ce qui permit le passage d'une économie morale à une économie en marge de la morale ou plutôt érigée en une sorte de morale propre est ce qu'Élie Halévy appelait la doctrine de l'harmonie naturelle des intérêts.
Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais de leur souci de leur intérêt propre ».
Il en résulterait que l'économie est la seule activité où il n'y aurait besoin que d'égoïsme. C'est cette propension naturelle d'harmoniser les intérêts égoïstes et de les orienter au bien de l'homme prêtée à l'économie qu'Adam Smith qualifiait de « main invisible ».
La Main invisible d'Adam Smith remplit ici une fonction qu'on a peu remarquée. C'est comme si Dieu nous disait : « N'aie pas peur, mon enfant d'enfreindre apparemment mes commandements ici. J'ai ainsi arrangé toutes choses que tu es justifié de négliger la moralité dans ce cas particulier ».
Que je sache, aucun économiste moderne n'a jamais contesté explicitement le monstre de la raison qu'est la doctrine de l'orientation naturelle au bien des intérêts égoïstes. Ce silence est complice du divorce entre éthique et économie et du projet dément de construire une société d'étrangers, sans concertation, sans espaces d'apparence, où la coordination des actes des « agents économiques » obéit à des conventions qui s'imposent comme si elles étaient des lois naturelles. La véritable croissance économique n'est pas la simple croissance économétrique. C'est la croissance de cette sphère ou le bien est le mal, comme disait Keynes, où les vices privés passent pour des bénéfices publics et où l'État et le Marché mènent une guerre sans trêve contre la subsistance.
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